On disait toujours derrière son dos qu'elle était une poupée. Je la regarde du fond de la salle, espérant qu'elle rencontre mon regard. Nina est une petite personne, les professeurs disent toujours qu'elle ne devrait être au collège plutôt que dans notre classe en début d'année. Ce petit gabarit, accentué par une taille fine, ses petites jambes et une poitrine presque invisible la rendent encore plus fragile qu'elle ne devrait. Mais comment ne pas ressentir une certaine émotion devant cette fillette à la peau trop blanche qui tente tant bien que mal à être normal? Ses petites mains triturent son porte-clé en forme d'ourson que ces doigts de verre ne peuvent déformer. Même si je ne le vois pas, le mouvement de cette longue chevelure blonde me le fait comprendre. J'envie cette tignasse bien coiffée et ondulée à la perfection. Je n'ai jamais réussi à les faire grandir autant, les siens tombant en cascade jusqu'à ses reins. Elle doit avoir un secret pour les entretenir, j'en suis certaine.

Je m'affale sur la table, alors que le cours continue son périple avec une lenteur telle qu'une tortue irait plus rapidement. Nina commence à décrocher elle aussi vu qu'elle baisse la tête. Mais il y a toujours une question que je me posais sur elle, pourquoi porte-elle des robes trop grandes que l'on retrouverait chez les fermiers dans la petit maison dans la prairie ou même ces ensembles dignes d'Alice au pays des merveilles ? Alors oui aujourd'hui elle a fait l'effort de mettre une jupe un peu plus courte, qui lui arrive en bas du genoux, mais je n'ai jamais compris cet étrange style qu'elle possède.
Un fois, elle m'a avoué qu'elle aurait voulu des vêtements avec un peu plus de dentelle, ou quelque chose de plus mignon, mais elle n'arrive pas à dire à ses parents ce souhait si simple. Alors elle récupère les vêtements de ses grandes sœurs, ce qui me laisse penser qu'elles le font exprès pour qu'elle se fasse lyncher à l'école. Combien de fois ai-je entendu des idiots l'appeler la paysanne ? Pourtant je pense qu'elle aime bien ce qu'elle porte, cela doit être pour elle un petit cocon qui la conforte dans ce monde qui l'effraie. D'ailleurs, elle adore les teintes bleus et pastels, comme pour ne pas trop se démarquer de toutes ces petits monstres comme elle les nomme.

Contre tout attente, elle s'est retournée et ses yeux caramels me cherchent du regard avec panique. Ce visage rond aux traits enfantins ne l'aide pas vraiment à la rendre mature. Ses lèvres rosée font toujours une grimace de peur quand elle ne sait pas ce qu'elle doit faire, comme ses joues qui virent aux pourpres à la moindre altercation avec autrui. J'esquisse un sourire et je lui fait un petit geste de la main pour l'aider à me repérer. Elle semble toute suite détendue en m'apercevant, ses légers sourcils se fronçant plus d'un pouce.

On dit qu'il est difficile à être amie avec un petit animal apeuré, pourtant côtoyer Nina est touchant. A l'image d'une petite fille, ses gestes respirent d'une fraîche candeur. On sait directement quand elle nous aime ou pas. Mais il faut toujours faire attention avec elle, un mouvement trop brusque pourrait la faire fuir, car la peur n'est jamais loin dans cette triste adolescente...

«  On me dit souvent que je ressemble à une brebis qui à la moindre brindille qui oscille retourne dans les jupons de sa mère. Hélas je ne peux pas contredire cette comparaison peu flatteuse. La peur est un peu ma meilleure amie, peut-être un peu trop collante dans certains moments de ma vie. J'angoisse à l'idée de rencontrer de nouvelles personnes, je suis effrayée qu'un monstre sorte de mon placard, je suis terrifiée quand je pense que je n'arriverai pas à trouver le rayon charcuterie dans le supermarché. J'ai beau savoir qu'à mon âge on ne devrait pas être autant émoustillé pour de si simple chose. Je suis la petite fille qui regarde ses godasses, de peur que de se retrouver devant le grand méchant Loup si elle relève la tête.

Je n'aime pas du tout cet aspect de ma personnalité, alors j'ai tenté d'y faire face. A l'école j'essaie quelque fois d'aller vers mes camarades, mais à chaque fois que je veux prononcer quelque chose, les sons restent bloqués dans ma gorge, comme s'il s'agissait d'un secret que nulle autre ne devrait connaître. Alors je rougis, gênée de les faire attendre. Je pense qu'on me croit presque muette, pourtant il y a tellement de choses que je voudrais dire. Il m'arrive des fois de bafouiller quelques mots, mais j'ai l'impression que je suis la seule à avoir autant de problème pour communiquer avec autrui. J'envie ces personnes qui arrivent à parler facilement et ainsi regrouper tout le monde autour d'eux à la manière d'un astre solaire. J'aimerai être capable de faire ça un jour...

C'est pour cela que dés que je trouve quelqu'un qui arrive à apprécier le peu de conversations que j'ai devienne mes sauveurs. Je les suis partout, je me cache dans leur bras quand quelque chose m'angoisse. Je dois être pire qu'une sangsue, mais c'est plus fort que moi. J'ai tellement peur qu'il parte de mon sillage, qu'il me laisse toute seule dans ce fourmillement incessant d'humains. Je voudrais être plus forte, pouvoir faire face à tous ses dangers. Mais mon corps réagit seul pour se préserver. Il préférait que je sois seule dans un désert que plutôt dans un endroit qui grouille d'activités. Il doit croire que j'ai plus de chance de me faire du mal ainsi, et ce malgré que je sois maladroite. Je hais cette lâcheté dont je fais preuve...

Étrangement j'adore chanter, seule, dans un silence de plomb. Ma mère a tenté de m'inscrire dans un cours de chant, mais j'étais tellement intimidée par cette chorale que finalement je n'ai fait qu'une séance et je ne les ai que observer du coin de la salle. A vrai dire, je ne chante probablement pas très bien, mais c'est quelque chose qui m'apaise, un peu comme les berceuse de la prime enfance. Devenir chanteuse est impossible pour moi, comme d'ailleurs la plupart des métiers où il faut beaucoup échanger avec ses clients. C'est sans doute pour cela que je ne pourrais pas faire grand chose de ma vie. Je préfère les lieux calmes, que je connais bien. Dans ces endroits mon handicap est moins lourd à porter.

Mais avoir un refuge est aussi un désavantage, il nous enferme encore plus dans notre petite bulle. Il m'arrive cependant de sortir sous un coup de tête, même si je sais que dés qu'il y a un peu de monde je peux faire une crise d'angoisse. A vrai dire, quand je n'ai plus ma peur qui me tiraille, je me découvre sous le jour d'une enfant curieuse et qui apprécie les longues promenades dans la nature. Mais quand je réaliserai que je serai seule je paniquerai. Même si physiquement je suis assez frêle, je tente de ne pas trop être un poids pour les personnes qui me sont chers. Après tout ils ont déjà assez à subir avec cette timidité et cette crainte maladive...

Mon unique souhait est de pouvoir parler de ces peurs, de ces joies qui se cumulent dans mon cœur. Ne pas pouvoir crier , de pas pouvoir rire est quelque chose d'effroyable. Alors quelque fois je craque bien entendu, tout ce qui a été accumulé explose littéralement. Je sanglote, je m'enferme dans cette douleur qui ne porte pas de nom. C'est pour cela que je dois changer, pour pouvoir enfin dire merci à tout ceux en qui ma naissance n'est pas qu'un fardeau... »

Il était un fois une princesse qui naquit à l'ouest de la Russie. Elle n'avait rien d'une noble et elle n'était pas la première descendante de sa fratrie, pourtant elle était bien l'enfant précieux de sa famille. Dans l'hôpital de Talinn, elle poussa ses premiers cris sous l’œil émue de ses parents fonctionnaires. Alors pourquoi princesse ? Simplement parce qu'elle était aimé de ses géniteurs, par ses deux grandes sœurs jumelles de cinq ans, peut-être un peu trop d'ailleurs. Dès les premières années de sa vie Nina, car ce fut ainsi qu'on l'appela, fut couvée comme un oisillon. On faisait en sorte qu'elle ne pleure jamais, qu'elle ne manque de rien. Elle était déjà une enfant un peu timide, qui se cachait derrière ses deux aînées quand il y avait des invités à l'âge où elle commença à marcher. Dans cette petite demeure excentrée de la capitale, elle grandit doucement bien qu'elle restait bien plus fragile que ses deux sœurs au même âge. C'était ça le fardeau d'une prématurée...

Pourtant elle rentra en maternelle comme n'importe qui. Bien qu'elle n'allait pas beaucoup vers les autres et qu'elle préférait joué avec les peluches en fond de salle, elle n'avait pas encore peur de tout. Mais le venin s'infiltrait déjà dans ses veines. Elle était plus calme que les autres, juste un peu, mais assez pour que quelque uns viennent lui demander pourquoi elle ne parlait avec eux. Alors ils la forcèrent à les rejoindre et elle cria, tellement peu habituée à ce qu'on la brusque ainsi. Ce fut de là que commença son calvaire. Devant un tel rejet, les autres enfants finirent par la laisser dans son coin. Quand elle narra l'accident à sa famille avec tristesse, les parents conclurent que leur fille allait bientôt devoir communiquer avec ses semblables, alors il fallait commencer à la sensibiliser sur les dangers de ce monde. Elle n'était pas comme leur autres enfants qui pouvaient se défendre seule, elle était un petit canari. Mais ils firent là l'une des plus grosses erreurs de leur vie. Car à cause de ses histoires de méchants loups, de monstres, elle commença à les voir. Quand elle tournait la tête, quand elle allait à l'école, les démons la poursuivaient partout. Mais quand elle criait, quand elle pleurait, ses grandes sœurs se plaignaient qu'elle soit aussi trouillarde. Nina ne voulait pas qu'elles la détestent, alors elle garda toutes ses peurs pour elle, en même temps qu'elle ferma ses lèvres. Si elle ne parlait plus alors elle n'embêterait plus personne...

Huit ans d'existence et Nina était complément renfermée sur elle même. Elle n'aimait pas aller à l'école, devoir affronter tous ses regards, devoir parler avec les autres enfants, elle n'y arrivait pas. Et puis elle n'avait aucun moyen de savoir qui était les méchants. Mais elle aimait les cours de musique, écouter tout le monde chanter sous une mélodie de piano était quelque chose qu'elle affectionnait vraiment. Elle se rappelait toujours des partitions et des mouvements de doigts du professeurs sur le clavier. Alors, quand les autres élèves allaient en récréation, elle s'introduit dans la salle avec l'immense piano, qui n'était pas si grand que ça en réalité mais les enfants exagéraient tout, et elle s'installa sur le tabouret. Elle appuya sur chaque touche, pour ancrer les notes dans sa tête et elle commença à jouer. Elle connaissait exactement chaque vibration jouée durant les séances, elle reconnaissait chaque timbre de voix. Ainsi une idylle se créa autour. Si tout ne pouvait qu'être chanson, alors elle pourrait enfin oublier cette solitude.

Mais rapidement le maître arriva en trombe et il effraya la petite blonde, en colère. Cette mésaventure se finit par une punition et elle ne s'aventura plus dans la salle pendant la récrée. Le professeur ne nota pas que son élève avait retenue la mélodie, prenant en compte que ses grandes sœurs jouaient tous deux du piano quand elle avait son âge. Son oreille absolue resterait encore cachée pendant des années encore...

Toutefois elle commença à s'intéresser à la musique, déjà en tentant de comprendre les partitions de ses sœurs. Elles furent très surprises de la voir autant s'intéresser à quelque chose, surtout que quand on l'avait inscrite autrefois au conservatoire elle fut incapable de jouer la moindre note. Comme pour ses cours de chant, elle était incapable de lâcher une simple syllabe. Elle avait douze ans quand ses parents l'entendirent jouer sur le piano de ses aînées. Pour quelqu'un qui n'avait jamais appris par de véritable cours à part ses sœurs elle jouait bien, c'était étrange. Sans doute pourrait-elle devenir une virtuose si elle pouvait faire face aux autres. Sa mère tenta de la pousser à retenter l'expérience du conservatoire, mais quand elle vit son air effrayée, elle ne put forcer sa fille. Au fond Nina ne croyait pas avoir un don pour la musique ou quoique ce soit de vraiment particulier, mais doucement elle se rendit compte que toutes ses histoires de monstres n'étaient pas la réalité. A force de regarder ses congénères, elle comprit qu'ils n'étaient pas si méprisants que dans les contes....

Alors elle tenta d'aller vers eux, mais c'était comme escalader l'Everest. Même si sa tête voulait avancer, son corps lui faisait obstacle. Elle ne pouvait pas parler correctement, elle se tendait dés que quelqu'un lui parlait. Pourtant, elle réussit à se faire une amie au collège, et il y avait ce garçon qui venait lui parler de temps à autre avec qui elle était moins sur ses gardes. Mais ses mots ne venaient toujours pas naturellement...

Elle avait seize ans et rien ne changeait, elle n'arrivait pas à discuter comme tout le monde, elle avait toujours peur pour des choses idiotes. Elle perdait espoir de pouvoir changer, d'être un peu plus normale, d'enfin pouvoir avancer.

Si seulement elle pouvait enfin articuler ces mots qu'elle désirait tant prononcer. « J'ai peur. Aidez-moi ! Je ne ne veux pas vous causer du soucis... Je voudrais être votre amie... Merci d'avoir été là. » C'étai tout ce qu'elle n'avait jamais pu dire. Elle était une trouillarde, elle se savait déjà depuis longtemps. Et elle ne voyait plus la sortie de cette fosse qu'elle avait creusée elle-même.